Bienvenue, !
Votre compte  

Blog Télémédecine - Psy


  Un espace ouvert de discussion sur le thème de la télémédecine  

 Accueil

  Les articles de JEAN-MARC GHITTI


  Sommaire :

  Afficher

  Les articles :

Présence à distance

Par JEAN-MARC GHITTI, le 13 mars 2020.

Dans un texte de 1940 où elle réfléchit sur la guerre, la philosophe Simone Weil se dit que le propre de la guerre est d'annuler le respect que tout corps humain, en présence, impose à qui voudrait lui faire violence. Le guerre pervertit le respect qu'en temps ordinaire tout être humain garde pour le corps de son semblable, nimbé d'une enveloppe invisible qu'on nomme sa "présence". "Les êtres humains autour de nous, écrit-elle, ont par leur seule présence un pouvoir (...) On ne se lève pas, on ne marche pas, on ne se rassied pas dans sa chambre, quand on est seul, de la même manière que lorsqu'on a un visiteur". Elle parle aussi de "cette influence indéfinissable de la présence humaine", qui fait qu'on ne se comporte pas en présence de quelqu'un comme devant une chose. 

Quel est alors ce mystère, qui semble indéfinissable, de la présence, ou du présentiel ? C'est ce que Husserl appelait l'intropathie. 

La télémédecine, ou médecine hors présence, lève peut-être un voile sur cette question et permet de mieux la poser. Car, pour poser la question de la présence, il faut d'une certaine manière l'interrompre. Non pas l'interrompre comme le fait l'absence. En télémédecine, l'autre n'est pas absent. Il est présent à distance. Et justement, cette mise à distance de la présence, entendu comme interruption, permet peut-être de mieux la questionner. De là à penser que ce questionnement, sur la présence distante, ait valeur thérapeutique, il n'y aurait qu'un pas, que seul pourrait franchir la praticien de cette médecine...

Au-delà de la télémédecine, c'est toute la question de la télécommunication et de la cyber-société qui se trouve ainsi poser. Pour reprendre les mots de Simone Weil, d'où vient ce "pouvoir" de l'autre sur moi et "cette influence indéfinissable" qu'il exerce, dès lors qu'une distance est maintenue entre lui et moi, une distance qui n'est pas une absence ? Les mots de Simone Weil suffisent à suggérer une réponse : la distance libère chacun, dans la relation, de ce que l'autre, par sa seule présence, peut dégager de pouvoir et d'influence. En somme, la machine, entre lui et moi, introduit une forme à définir de liberté.

Il n'y a pas de biopouvoir : Foucault et les épidémies

Par JEAN-MARC GHITTI, le 7 avril 2020.

 

 

 

Foucault et les épidémies

 

Dans Surveiller et punir, Michel Foucault rapporte la réglementation prévue au XVIIè siècle en cas de peste afin de limiter la contagion par le confinement. Cette dernière situation étant d'actualité pour nous, il m'a semblé intéressant de m'y replonger. Et je dois dire que j'ai eu quelques rétincences à suivre Foucault dans ses analyses. Ces réticences, je voudrais les éclaircir car, lorsqu'il s'agit de prendre ses distances à l'égard de celui qu'on a pu tenir, à un moment de sa vie, pour un maître, il vaut mieux savoir pourquoi on le fait.

Foucault a beaucoup parlé de la lèpre et de la peste, mais ce qui saute aux yeux, en le lisant ces temps-ci, c'est qu'il en parle sans en avoir l'expérience, en les considérant peut-être, en 1975, comme des choses anciennes, en tout cas livresques. Or, cette expérience, depuis quelques semaines, nous l'avons et elle nous enferme à la maison. C'est donc l'élaboration de cette expérience qui me pousse à cette rupture avec Foucault.

La réglementation administrative du confinement qu'exhume Surveiller et punir s'inscrit dans l'étude d'autres règles et règlements censés définir ce que l'auteur appelle le pouvoir disciplinaire et qu'il distingue d'un pouvoir juridique qui se met en scène publiquement autour des supplices. Si ce dernier est principalement un droit de faire mourir, le pouvoir disciplinaire est le droit de régir la vie et d'imposer aux corps des gestes et des places. Et l'auteur de mettre dans la même catégorie de la discipline les réglements militaires, les règles monastiques, les contraintes dans les usines et l'organisation des hôpitaux et des collèges. Peut-être est-ce par l'effet de ce qu'on appelait à l'époque le structuralisme que Foucault cherche, dans toutes ces disciplines, une sorte de rationalité commune à partir de laquelle ce qu'il nomme "le pouvoir" s'imposerait à des corps. Cependant, cet aplatissement des différences et cette confusion des circonstances font problème. Foucault parvient, par exemple, à parler de la peste sans jamais évoquer l'angoisse de la maladie et la peur de la mort, ambiance affective dans laquelle les confinés, comme on le voit ces jours-ci, non seulement coopérent avec les autorités mais réclament les mesures qu'on leur applique, pour sauver leur vie. Si bien que le sens d'une telle situation n'a rien à voir avec l'organisation du travail dans une usine ou le réglement de la vie dans une prison, où les ouvriers et les prisonniers subissent une discipline qui les contraint. Dans ces cas-là, on peut certes parler d'un pouvoir sur les corps, d'un pouvoir de contrainte. Mais il n'est pas possible de l'évoquer à propos d'un monastère, où c'est volontairement et après avoir prononcé des voeux que les moines se soumettent à la règle, en lui reconnaissant un sens pour le salut de leur âme. En somme, Surveiller et punir, apparait comme un mélange assez confus de situations d'existence disparates qui ne peuvent être rangées, sauf à les forcer, dans la même catégorie.

En tout cas, pour ce qui est de la question de l'épidémie, celle-ci ne se trouve pas éclairée, mais plutôt brouillée, par les analyses foucaldiennes. Des formules laissent assez pantois, comme celle qui évoque "un rêve politique de la peste"1, comme s'il y avait un pouvoir régalien qui n'attendait que l'épidémie pour pouvoir s'imposer de manière encore plus ferme, alors qu'en réalité l'épidémie a un coût très fort pour tous les pouvoirs en place. Ou encore cette formule à propos de "la peste comme forme à la fois réelle et imaginaire du désordre" : on se demande ce qu'il y a d'imaginaire dans une épidémie qui tue les hommes par masse et de la manière la plus visible. Foucault va même jusqu'à écrire certaines phrases qui dégoûtent d'un livre, comme celle-ci : "pour voir fonctionner les disciplies parfaites, les gouvernants rêvaient de l'état de peste".

Du coup, la gêne à l'égard des analyses et des concepts de Foucault en vient à s'étendre à un autre aspect du livre. Foucault n'ayant jamais caché sa dette à l'égard de Nietzsche, on comprend bien que son concept de discipline provient de la deuxième dissertation de la Généalogie de la morale qui commence par cette phrase célèbre : "Elever et discipliner un animal qui puisse faire des promesses, n'est-ce pas là la tâche paradoxale que la nature s'est proposée vis-à-vis de l'homme ?". Pour le philosophe allemand, la discipline est aussi vieille que l'homme, et on peut dire qu'elle le produit, elle remonte à une sorte de préhistoire obscure. Elle l'engendre comme être morale et doué de raison. On peut se demander ce que Foucault apporte de plus aux thèses de Nietzsche, en les inscrivant, comme il le fait, dans une chronologie des temps modernes. Cet historicisme de Foucault est très problématique. Eh quoi, les sociétés traditionnelles n'ont-elles jamais contraints les corps ? La discipline est-elle d'invention si récente ? La raison n'a-t-elle pas toujours été classificatrice et analytique ? En réalité, c'est ce concept, devenu tellement à la mode, de biopolitique, censé caractériser les politiques contemporaines, qui me semble se dissoudre dans le vague et la fumée. La force de la méthode généalogique comme Nietzsche la pratique se dégrade en une sorte d'historicisme forcé auquel les historiens eux-mêmes ne pourraient pas souscrire.

Reste alors la question de l'épidémie qui a été notre entrée en matière. Foucault, fils de médecin, a commencé son oeuvre par un beau livre sur la constitution du regard médical : Naissance de la clinique. Ensuite, c'est peut-être en tant qu'épistémologue de la médecine, qu'il en vient à aborder la genèse de la psychiatrie d'une part, et le traitement politique des épidémies d'autre part. De la lèpre, dont il traite dans l'Histoire de la folie, à la peste, dont il traite dans Surveiller et punir, on discerne un fil qui conduit son épistémologie de la médecine clinique à la médecine sanitaire. Celle-ci déborde évidemment la seule relation du médecin au corps malade. Elle exige des mesures publiques de prophilaxie et de confinement. Elle a, bien sûr, une dimension politique. Et elle approche autrement la maladie : celle-ci n'est plus le dysfonctionnement d'un corps mais une contagion obscure qui a ses temps propres et sa cartographie territoriale. La rencontre de la médecine et de la politique est un objet d'étude fort riche, dont Foucault a voulu faire un objet philosophique. Mais, hélas, il a voulu ramener la médecine à un pouvoir, alors qu'elle s'occupe précisément de ce qui échappe à tout pouvoir, l'épidémie étant ce qui circule et détruit les cités. Il manque sa propre question en faisant du corps un sujet de domination, alors que ce qu'il faut penser, c'est le mal dans ce qu'il a d'irréductible à tout pouvoir. Il n'y a pas de biopolitique parce que le subtrat biologique de l'homme reste à jamais extérieur au pouvoir.

1FOUCAULT MICHEL, Sruveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 199

Narcissisme et représentation politique

Par JEAN-MARC GHITTI, le 7 avril 2020.

OVIDE, la peste à Egine et le narcissisme politique 

Les hommes ne sont pas rares sur la terre. Ils prolifèrent. De 1871 à 1914, la population italienne est passée de 26 à 36 millions. C'est ce que les démographes nomment l'explosion démographique dûe à la transition démographique. Les Italiens morts de la guerre sont estimés à 650 000 dans l'armée et 590 000 dans la population civile. On peut bien à ajouter les décès dûs à la grippe espagnole, qu'on a du mal à chiffrer mais qui doivent tourner autour de 370 000 morts et faire un calcul très approximatif, ça ne compte pas tellement à côté du puissant essor démographique. Un million et demi de morts n'empêchent pas du tout l'Italie d'après la Première Guerre mondiale de se retrouver avec un excédent de population, surtout dans les campagnes. Les humains prolifèrent sur la terre, ils meurent par vagues successives, ils émigrents par vagues de la même manière. Ils sont tout, sauf rares, sur la terre. Et pourtant, chaque vie a un prix.

Chaque vie a un nom, une histoire, une mission peut-être. Chaque âme obéit à un ordre secret, dont elle ne prend pas forcément une conscience claire. Chaque réalité psychique peut se décrypter sans fin. Chaque famille développe une logique interne singulière sur plusieurs générations. La démographie n'est pas un humanisme : elle prend les hommes en masse, elle n'en retient que la naissance et la mort, et elle compte. Pour le démographe, une épidémie n'est qu'un léger surcroît de la mortalité habituelle, toujours si abondante sur terre. Elle ne compte pas pour grand chose à côté de la diminution massive de la mortlité infantile grâce à la révolution sanitaire et à côté de l'explosion démographique qui en résulte. L'épidémie de grippe espagnole, et encore bien plus celle du virus actuel, ne sont que des épiphénomènes vite effacés par la croissance démographie puissante, inquiétante, qui défigure la terre. Où est le drame ? Dans ceux qui meurent par vagues sous l'effet du virus ou dans ceux qui naissent et ne meurent pas avant des âges désormais fort avancés ? Cette question que pose la démographie, nous ne pouvons guère la supporter dans toute sa cruauté. Nous évitons de la poser. Chaque vie humaine, même la plus âgée, est d'un prix infini, dès lors qu'elle est celle d'un parent ou d'un grand-parent. Ou dès lors qu'elle est la mienne. Chaque vie humaine est un objet d'amour, à commencer par la mienne. La démographie compte les vies sans amour, comme si l'amour n'existait pas. Elle manque la réalité humaine en la transformant en pure et simple population. C'est la psychanalyse qui cherche à comprendre ce qu'est s'aimer soi-même et aimer ses proches. C'est la religion, aussi. C'est l'amour qui transforme la mort en drame : l'amour pour soi, l'amour pour l'autre. Sinon, la mort ne serait qu'un épisode nécessaire à la vie animale sur la terre. Peut-être, d'ailleurs, que la mort à un sens tout aussi profond que le sens que nous voudrions donner à notre vie, et à la vie en général.

Entre la mort méditative de Socrate et celle des humains qui tombent comme des mouches au champ de bataille ou sous la faux de l'épidémie, la mort, quoique universelle, n'a pas du tout le même visage. Lorsque Giono, dans Le Hussard sur le toit, décrit l'épidémie de choléra en Provence en 1832, il montre des humains qui s'effondrent par grappe : "il y eut de cette façon, dès les premiers jours, beaucoup de malades qui passèrent inaperçus. On ne s'occupa d'eux que lorsqu'ils n'avaient pas la force d'aller jusqu'à leur maison et qu'ils tombaient dans la rue. Et encore, dans ces cas-là, pas toujours. S'ils tombaient sur le ventre, on pouvait croire qu'ils dormaient. Ce n'est que si, en roulant à terre, ils finissaient par y rester sur le dos qu'on voyait leur visage noir et qu'on s'inquiétait"1. Cette mort des pauvres, en nombre, et qu'on remarque à peine, juste assez pour évacuer les dépouilles, est décrite par le romancier dans son extériorité : une mort sans subjectivité, juste des corps qui tombent. Des gens qui meurent ainsi, on pourrait sans doute dire que leur vie même n'avait aucun prix. Compris dans le nombre, ils l'ont été durant leur vie autant que par leur mort. La maladie touche la population et celle-ci devient le véritable sujet de la mortalité. C'est ainsi qu'on nous décrit, ces temps-ci, les décès qui ont lieu dans les hôpitaux. Des civières arrivent en urgence avec des malades sans visage, parfois elles viennent d'un hélicoptère, d'un avion ou de trains aménagés. Des gens sont mis sous respirateur artificiel, ils en réchappent ou ils y meurent. Ils sont des échantillons de la population.

De même, dans les Métamorphoses d'Ovide2, le roi Eaque ne voit pas dans la peste ce qui détruit des vies personnelles, mais ce qui le prive, lui roi, d'un peuple. Le poète latin met dans la bouche du roi Eaque la description de l'épidémie sur l'île d'Egine, où il règne. Il en parle comme d'un "souffle meurtrier", un fléau qui met en échec toute médecine, qui décime d'abord les bêtes, puis les humains. Elle est comme un feu qui embrase l'intérieur des corps, provoque une grande soif qui conduit les humains vers les eaux où ils meurent. Elle provoque la panique, chacun sortant de sa maison supposée contaminée et courant, errant, jusqu'à ce que mort s'en suive. Certains vont jusqu'au temple de Jupiter, au sommet de la colline, pour y faire des offrandes, mais s'écroulent sur ses marches. Les rites funéraires ne peuvent plus être rendus, l'on entasse les dépouilles ou l'on dresse des bûchers. "Partout où je tournais mes regards, dit le roi, je voyais une couche de cadavres, comme des fruits tombés des branches que l'on a secouées, comme des glands quand on a agité le chêne".

Ce que le roi Eaque éprouve alors, c'est qu'il n'est plus roi sans le peuple sur qui il règne. Il adresse à Jupiter cette prière : "rends-moi mon peuple ou, moi aussi, ensevelis-moi dans la tombe". C'est que, pour qu'il y ait de la politique, il faut de la population. Le pouvoir n'existe pas sans sujets vivants, la biologie est le support de la gouvernance. Il y a, entre le souverain et son peuple, une relation en miroir où le premier ne peut s'aimer lui-même, en tant que roi, qu'en se contemplant dans la population qu'il régente. Eaque, alors, remarque un chêne qui se signale par sa double abondance : l'abondance de ses feuilles et celles des fourmis qui courent et s'affairent sur son tronc. Ce chêne devient, pour Eaque, la révélation de son propre désir : le roi rêve d'avoir des sujets aussi nombreux que les feuilles et les fourmis. Il prie le dieu : "donne-moi autant de citoyens et remplis l'enceinte vide de mes remparts". La puissance poitique est à la mesure du nombre du sujets qu'on tient sous sa domination. Le désir du roi s'affirme dans un rêve où il voit les fourmis se métamorphoser en hommes, comme si Ovide savait déjà très bien que le rêve est le dévoilement et la réalisation du désir. A son réveil, Eaque constate que le dieu a réalisé son voeu : il voit, au porte de son palais, une "population nouvelle", sous ses ordres. Il nomme cette nouvelle race le peuple des Myrmidons, nom dérivé du mot grec qui signifie "fourmi". La joie d'Eaque est grande, il cesse d'être en deuil de sa population ancienne, celle qui a péri de l'épidémie, car désormais il a retouvé une autre population pour lui renvoyer l'image de sa puissance. Et sa résilience est d'autant plus aisée que cette population est celle dont rêve tout souverain : "une race sobre, dure au travail, âpre au gain et économe du bien acquis", dit Ovide.

Des Métamorphoses, l'un des épisodes les plus connus est celui concernant Echo et Narcisse. Poète de l'amour, Ovide semble éclaircir dans cette légende sa conception la plus profonde de l'amour : aimer, c'est ne pas rencontrer l'autre. Cette conception sera retrouvée par le génie de Freud, qui fait du narcissisme une composante essentielle de l'amour. Mais, resitué dans le cadre des Métamorphoses, l'épisode narcissien donne la clé d'autres épisodes de ce livre profus qu'il convient d'inscrire dans le courant néopythagoricien romain. La question de l'écho et celle de l'image sont d'ordre physique et constituent l'une et l'autre des signes. Avec la caverne, lieu de l'écho, et l'étang, lieu de l'image, la nature semble donner des clés susceptibles d'introduire à des vérités spirituelles. La mythologie est le moyen ou la méthode pour dégager ces vérités. Elle procède par personnification. Si l'interprétation psychanalytique traditionnelle met l'accent sur le narcissisme de l'image, il y a aussi un narcissisme de la voix qu'il ne faut pas négliger. Dans cet extraordinaire faux dialogue entre Echo et Narcisse, on voit Narcisse ne parler qu'avec lui-même. Ce que l'écho lui renvoie n'est qu'approbation mécanique et ce qui l'exalte, c'est cette voix comme sienne qui se borne à confirmer ce qu'il vient de dire. Dès lors que, derrière cette voix, la nymphe se montre en tant que personne, en tant qu'autre que lui, Narcisse prend peur et fuit. C'est alors qu'il va rencontrer son image dans l'étang. Cette deuxième expérience ne fait que répéter la première; elle lui fait, pourrait-on dire, écho. On a donc une structure complexe de la duplication : l'écho duplique la voix, l'étang duplique le visage et la deuxième expérience duplique la première. On aurait là, en petit, la structure même de l'ensemble du poème ovidien, chaque épisode pouvant être lu comme répétition et déplacement d'un certain nombre d'autres. Or, dans la duplication, c'est bien l'altérité qui se trouve, si l'on peut dire, altérée. Ce défaut d'altérité, c'est précisement l'imaginaire, le bonheur de l'imaginaire en tant que la mythologie, la poésie et l'amour ne cessent de le déployer. L'imaginaire trouve sa source dans la nature (la caverne, l'étang), il s'exprime dans les relations humaines (amour et politique), dans les arts et, en fin de compte, il débouche sur cette spiritualité pythagoricienne qui s'exprime lorsque, dans le dernier livre de son long poème, Ovide fait parler directement Pythagore. Numa, le deuxième roi de Rome, suit l'enseignement de Pythagore et va l'introduire, pense Ovide, dans les institutions romaines qu'il fonde. Ce fond spirituel dont Rome serait imprégrée, Pythagore l'expose notamment dans cette formule qu'Ovide lui prête : "comme la cire molle se prête au modelage de figures nouvelles, ne reste jamais ce qu'elle était et ne conserve pas toujours les mêmes formes, sans cependant cessé d'être identique à elle-même, ainsi l'âme, telle est ma doctrine, est toujours la même, mais passe successivement dans des formes diverses"3. Or, cette identité du même à travers l'apparence de l'altérité caractérise précisément cette altération de l'altérité qui la réduit à n'être qu'une duplication de soi : voilà en somme le propre de l'imaginaire élevé à une conception du monde. Narcisse l'illustre par l'impossibilité où il est de contempler et d'aimer autre chose que lui-même, de comprendre autre chose que ce qui confirme ce qu'il vient de dire.

Par ce jeu de reflets et d'échos qui parcourent tout le poème des Métamorphoses, Eaque illuste la même conception de l'imaginaire, mais dans le registre politique. En effet, du point de vue du gouvernant, la population est pareille à la caverne ou à l'étang : elle renvoie à ceux qui la dirigent la confirmation de leur grandeur. Lorsque l'épidémie la décime, c'est le gouvernant qui en vient à douter de sa puissance. Il entre dans la dépression qu'exprime Eaque, celle de qui ne peut plus parvenir à s'aimer lui-même. Le désespoir du roi d'Egine n'exprime pas la compassion à l'égard de ceux qui meurent et sont morts : il exprime la rupture de la relation imaginaire sur quoi son pouvoir se fonde. La preuve en est que, dès que les Myrmidons remplacent son peuple, le chagrin du roi est totalement dissipé. La politique est une relation imaginaire où un peuple consent à entrer dans l'amour que le souverain se porte à lui-même. De ce point de vue là, nos républiques ne différent guère des despotismes helléniques. Le président de la république rêve, lui aussi, comme il l'a exprimé souvent, d'un peuple de Myrmidons, d'un peuple de fourmis travailleuses et dociles, exclusivement occupées à produire de la croissance économique, du PNB, afin que le pays qu'il préside soit reconnu par les autres comme une puissance économique de premier plan et qu'on lui renvoie par conséquent l'image d'un grand président. L'épidémie qui atteint la population en la diminuant et en altérant son moral et sa capacité laborieuse devient l'ennemi personnel du président et il lui fait la guerre dès lors qu'il réalise que son pouvoir repose sur la démographie et la santé des habitants. La compassion demeure extérieure à sa fonction : ce qui lui est, en revanche, essentiel, c'est la mesure de la mortalité prévisible, de la capacité du soin des hôpitaux publics, et ce sont des courbes d'évolution, des chiffres. Car la population est une réalité quantitative.

La démographie compte les vies sans amour, avons-nous précédemment dit. Dans son approche théorique de la population et de la vie économique, le gouvernant compte, forcément sans amour pour chaque citoyen particulier. Pour mesurer l'économie d'un pays, il y a des indices. Ce n'est pas avec des sentiments que l'on gouverne. Et pourtant, si calculateur qu'il soit, le président s'aime lui-même. Car, à lui-même, il n'a pas une relation quantitative, mais une relation imaginaire. Il désire passionnément que le système médiatique, qui n'est rien qu'un ensemble complexe de miroirs, lui renvoie l'écho de ses propres discours et l'image de sa propre beauté, et de sa puissance. Pour que cette relation imaginaire fonctionne, il faut que le peuple accepte d'être comme une caverne ou comme un étang, il faut qu'il consente à être cette France qui se reconnaît dans son président, sa légitimité, sa grandeur. Comme ce n'est pas gagné d'avance, la république a élaboré un certain nombre de procédés qui mettent de l'huile dans le fonctionnement de cette machine imaginaire. La télévision, la radio publique, les journaux du système se substituent au peuple pour jouer ce rôle de beau miroir : ces moyens mesurent de l'opinion produite par eux-mêmes, joue le rôle d'Echo en ne répétant que ce qui confirme la communication gouvernementale et aussi le rôle de l'étang en mettant en scène de la manière la plus avantageuse la stature présidentielle. Il est vrai qu'il y va de ce qu'on appelle "la France", laquelle ne peut exister, en tant que dispositif politique imaginaire, que pour autant qu'elle se reconnaît dans sa chef, comme Egine dans Eaque et comme Narcisse dans son reflet. Pour certains, en effet, La France, c'est ce peuple qui consent à entrer dans l'amour que son chef se porte à lui-même, comme s'il ne pouvait s'aimer lui-même, en tant que peuple, que comme faire-valoir et beau miroir de celui qui le représente. Seulement ce peuple a un support biologique extérieur à l'imaginaire : c'est la population. L'épidémie qui s'en prend aux corps vient jetter l'angoisse sur les substructures réelles des constructions imaginaires.

S'il y a de l'amour, avons-nous dit, de l'amour de la vie, c'est à la psychanalyse de l'éclairer puisque c'est son objet d'étude; et ce n'est pas à la démographie qui prend les hommes en masses et quantifie. Nous allons bientôt apporter l'éclairage psychanalytique sur la structure narcissique de la politique et sur l'angoisse que vient y introduire l'épidémie. Mais il ne faut pas trop vite abandonner Ovide, sans y relever quelques indications intéressantes. D'abord, à plusieurs reprises, le poète dénonce l'amour imaginaire comme une fascination devant un leurre. L'image n'est qu'une illusion. Elle se double d'un aveuglement : ce que Narcisse ne comprend pas, c'est la propriété physique des sons dans la caverne, c'est la nature réfléchissante de l'eau. A un moment, il parle de cette couche d'eau qui empêche l'étreinte, sans parvenir à réaliser que le surface de l'étang n'est pas un obstacle, mais la condition objective du dédoublement de soi. En somme, une physique des lieux, une technologie des dispositifs peuvent rompre les constructions imaginaires et réintroduire du réel. Mais ce que Narcisse ignore, quelqu'un le sait et l'a prédit : il s'agit de Tirésias. Comme l'histoire d'Oedipe, celle de Narcisse fait ressortir le pouvoir divinatoire de ce dernier. La divination est un savoir de psychologie profonde qui permet de comprendre, de prévoir et de dénoncer la nature que peut prendre le destin pour certaines structures psychiques. Le narcissisme ne fonctionne si bien que chez ceux qui n'ont pas les connaissances physiques et les connaissances psychiques qui pourraient en détruire le charme. Car, à défaut d'être détruit, ce charme détruit celui qui le subit. Ovide nous montre Narcisse figé comme une statue devant son image, et puis cette statue en vient à fondre comme cire : "comme on voit fondre la cire blonde à la douce chaleur de la flamme (...), ainsi, épousé par l'amour, il dépérit"4, dit le poète. On a vu que la cire, chez Ovide, signifie l'assujettissement aux forces de transformation. L'épuisement et la disparation de Narcisse sont inscrits dans son incapacité à accéder à l'altérité. Repris dans la signification politique que nous leur avons donnée, ces traits du narcissisme sont propres à éclairer la fragilité de la relation politique entre le gouvernant et son peuple. Relation instable puisqu'elle repose sur du leurre, elle peut être détruite dès lors qu'on la ramène soit à ses conditions objectives, soit à ses ressorts psychiques. La souveraineté entre en crise dès lors qu'elle est forcée par les circonstances à se confronter au peuple comme à quelque chose d'autre que ce que le souverain voudrait qu'il soit, dans l'unité nationale qu'il entend construire dans l'amour de lui-même. L'épidémie rappelle que le peuple, c'est de la biologie, tout comme les conflits sociaux rappellent que le peuple n'est pas seulement fait de myrmidons. Ces deux événements mettent en crise la structure imaginaire de la politique en réintroduisant le peuple comme altérité : il n'entre pas dans le projet de gouvernance du gouvernement. Il a des besoins biologiques (santé) et des intérêts matériels (lutte des classes) qui l'empêche d'être réduit à ce beau miroir à travers lequel le président s'aime lui-même dans la perfection de son action politique.

Mais, à la manière de Tirésias, le psychanalyste peut discerner d'autres lois, des lois purement psychiques, qui conduisent à l'échec le narcissisme politique et l'imaginaire de la représentation du peuple par un chef.....

 

 

1GIONO Jean, Le hussard sur le toit, Gallimard, 1951, chaptire 1

2OVIDE, Les métamorphoses, Livre VII, vers 530 sq

3ID, ibid, Livre XV, vers 168sq

4ID, ibid, livre III, vers 490-495

Le sens de la mort : Georges Bataille

Par JEAN-MARC GHITTI, le 7 avril 2020.

 

 

 

 

Depuis des semaines, les médias ne nous parlent plus que de la mort. En chiffres, en courbes, bref d'une manière quantitative comme on le fait en démographie et en épidémiologie. Mais, au milieu de tous ces chiffres, peut-être permettra-t-on au philosophe d'introduire une question : quel sens peut avoir la mort ? Les religions ont déjà une réponse, certes, et elles la définissent comme passage, trépas. Les philosophes, quant à eux, cherchent plutôt le sens de la vie. Parfois ils vont même jusqu'à nier la mort, disant qu'elle n'est rien pour nous ! Il peut paraître curieux de chercher le sens de la mort. Souvent, on peut trouver la mort absurde et n'y voir que ce qui demeure extérieur à toute signification. Ici, entre les philosophes du dernier siècle, on va se tourner vers Georges Bataille parce qu'il apporte un éclairage sur le sens de la mort en tant que mort, et non en tant que passage. Le suivre est un peu difficile parce que cela exige de nombreux retournements de notre pensée habituelle.

Difficile pourtant, devant l'événement, de ne pas avoir une réaction anthropocentrique, et même ethnocentrique, ou encore nationaliste. Ce qui arrive, nous le voyons comme une catastrophe, et nous le percevons à travers une grande angoisse parce que nous craignons pour notre vie, pour nos proches. Nous avons peur pour notre pays, et nous voyons bien que la France, et même l'U.E., ne sont plus les grandes puissances qu'elles voudraient être. Nos pays sont exposés, fragiles, dépourvus du nécessaire, sans autonomie. Ils sont, dans l'épreuve, des pays qui ont besoin d'une aide extérieure. Et nous sommes également remplis d'angoisse pour l'humanité à laquelle nous appartenons, car c'est une catastrophe mondiale qui fait déjà des milliers de victimes sur terre. L'humanité est atteinte dans tous ses continents et, en tant qu'humanistes, nous ne pouvons que juger catastrophique ce qui arrive. Ne serait-il pas inhumain celui qui, en ce moment, tenterait de prendre sur l'événement un point de vue global, en l'envisageant non pas exclusivement à l'égard de sa famille, ou de la France, ou de l'homme, mais sous la perspective de la nature et de la vie sur terre. Pourtant, toute la dignité de l'être humain, celle qui fonde le véritable humanisme, tient dans cette capacité à se décentrer par rapport à soi pour penser globalement un événement sans le référer seulement à ses conséquences nuisibles sur l'homme. La grande philosophie grecque, dont Platon est la plus haute expression, consiste à penser l'homme en le resituant dans le cosmos, en l'appelant à l'humilité de n'y occuper que sa juste place. L'écologie, aujourd'hui, la véritable, celle qui pense l'homme dans la nature (non pas celle qui prétend mettre l'environnement sous contrôle) a sans doute le devoir de nous apporter un autre éclairage sur cette épidémie, que nous avons tendance à désigner comme la catastrophe du coronavirus. L'un des penseurs les plus mal compris, et pourtant les plus profonds, de ce point de vue globalisant est Georges Bataille. Théoricien de ce qu'il appelle "une économie générale", il a tenté d'expliquer que, face à la catastrophe, "il ne peut y avoir angoisse que d'un point de vue personnel, particulier, radicalement contraire au point de vue général, fondé sur l'exubérance de la matière vivante en son ensemble". C'est pourquoi nous ne pouvons voir que comme une malédiction ce qui pourtant, selon les lois de la nature sur terre, pourrait nous apparaître sous un autre point de vue. Seulement, alors même que le drame est en cours et que l'action des hommes pour le combattre est urgente, il peut paraître légitime d'éprouver une certaine hésitation à dévoiler ce qui, dans l'événement, pourrait ne pas être absolument une catastrophe.

Bataille est de ces philosophes qui ne cherchent pas la vérité dans les représentations que les hommes s'en font. La philosophie n'existe que pour dissiper une ignorance massive. "La méconnaissance par l'homme des données matérielles de sa vie le fait encore errer gravement". Ce ne sont pourtant pas les connaissances qui manquent à l'homme. Les sciences sont une accumulation de connaissances utiles à l'homme. Seulement, toutes ces connaissances sont mises au service de l'homme et de son développement sur la terre. Or la nature ne fait pas de l'homme la finalité du développement terrestre. C'est le premier retournement à opérer dans nos modes de pensée courants, le plus difficile, et qui consiste à sortir de l'anthropocentrisme : nous ne sommes pas la fin ultime de la vie sur terre, et la réalisation parfaite de ce qui peut se faire de mieux sur cette planète. Tel est d'ailleurs le vrai sens de l'écologie : penser la nature en tant que nature, et non pas par rapport à l'homme. Si l'on se reporte à Aristote lui-même, le fondateur de la téléologie, c'est-à-dire d'une pensée de la nature (physis) en fonction de la finalité (télos) qu'elle poursuit, on n'y trouve pas l'idée que l'homme (anthropos) pourrait être cette fin dernière. En langage philosophique, on dira que sa téléologie est théologique et non pas anthropologique.

Bataille a passé sa vie à chercher ce qu'il nomme une économie générale, mais que nous, aujourd'hui, nous pourrions nommer une écologie. Il n'est que de ce point de vue qu'on peut discerner le sens de la mort humaine, comme on va le voir. Et, là, il y a un deuxième retournement à opérer, sur la signification de ce qu'on appelle l'économie. L'économie ne peut être l'étude de l'activité de l'homme sur la terre. Il faut nous défaire de cette conception anthropocentrée de l'économie, sinon nous resterons dans l'ignorance de l'essentiel. L'économie générale, dont Bataille pose les fondements, est l'étude des interractions entre l'activité humaine et les lois de la nature. Autrement dit, elle est une écologie.

L'économie anthropocentrée oriente toutes nos connaissances scientifiques, si nombreuses qu'elles soient, pour les mettre au service de l'homme, exclusivement. C'est pourquoi toutes ces connaissances ne font finalement qu'accroître la méconnaissance humaine. Elles ne font qu'entretenir notre ignorance sur l'économie générale de la nature. Si bien que cette ignorance, écrit Bataille, "nous mène à subir ce que nous pourrions, si nous savions, opérer à notre guise". Tant que les hommes refusent de confronter leur projet de développement aux lois de la nature, "nos oeuvres tournent rapidement à la catastrophe". La mort prend alors pour nous le sens de la catastrophe.

La recherche de la croissance est un projet mondial. Or il ne peut en résulter qu'une catastrophe mondiale. Une catastrophe à épisodes, qui se rappelle à nous à plusieurs reprises. Cette catastrophe a déjà eu lieu sous la forme des deux guerres mondiales. Mais les épisodes suivants sont à venir. Nous en vivons précisément un en ce moment. L'économie anthropocentrée qui est la nôtre fait obstacle à l'émergence d'une économie générale, à une écologie, parce qu'elle ne parvient pas à intégrer une chose toute simple que Bataille exprime ainsi : "il n'est pas facile de réaliser ses propres fins, si l'on doit pour tenter d'y parvenir accomplir un mouvement qui les dépasse". Autrement dit, derrière le projet mondial de l'humanité d'aujourd'hui, qui est la croissance, il y a un mouvement qui dépasse ce projet, un mouvement qui le double et le hante en quelque sorte, et qui poursuit une autre fin, une fin qui n'est pas l'homme, mais qui est la finalité même de la nature. Tant que l'économie anthropocentrée ne prend pas conscience de cette autre finalité, dont la croissance mondiale n'est finalement que l'instrument, elle s'engage dans une erreur dont les catastrophes, épisode après épisode, sont le signe.

Mais enfin, pourquoi le projet de la croissance économique mondiale produirait-il des catastrophes ? Les hommes d'aujourd'hui croient, en effet, que c'est un bon projet : un projet qui porte avec lui l'élimination de la famine, la médecine pour tous et l'élévation du niveau de vie planétaire. Il s'agirait, en somme, du plus généreux des projets. C'est un projet moral qui combat, même s'il n'en est pas encore venu à bout, les égoïsmes nationaux, les trop grandes inégalités de classe. C'est un projet humanitaire qu'il faut radicaliser dans le sens d'une mondialisation heureuse, transcendant les pays, et d'une mondialisation juste, réduisant autant que faire se peut les inégalités de classes les plus criantes. D'où viendrait donc la catastrophe ?

Elle vient du fait que ce projet se heurte à une loi de la nature, plus forte que l'homme. Cette loi est au coeur même de l'économie générale, ou écologie : la nature est une immense énergie qui tend à se dépenser en pure perte, pour la seule gloire d'exister. C'est ce que montre le soleil, sans quoi il n'y aurait pas de vie sur terre : il brille. Il brille pour rien d'autre que pour briller. C'est ce que montre aussi l'exubérance de la vie sur terre : elle prolifère pour rien d'autre que pour répondre à cet immense rayonnement solaire. La religion elle-même a toujours attribué à Dieu la Gloire, c'est-à-dire l'existence rayonnante sans autre projet que de briller. C'est ce que les sociétés traditionnelles avaient su intégrer : la nécessité de la consumation, de la dépense inutile des excédants. Cette loi de la nature contrevient tout à fait à nos conceptions morales, humanitaires, rationnelles. Mais elle est une loi aussi bien naturelle que divine.

Le projet de la croissance, d'abord nationale, puis mondiale, obéit à des exigences rationnelles et morales qui se sont élaborées dans le christianisme réformé et l'athéisme calculateur qui s'en est suivi. C'est un projet qui va à l'encontre de la loi physico-divine qu'on vient d'indiquer. Il consiste à acculumer les excédents, sans jamais les dépenser, et à les réinvestir utilement dans la production. Dépenser pour rien ce qui pourrait être utile est choquant pour tout homme moderne qui réfléchit, surtout s'il est animé par un idéal philanthropique. Seulement, plus l'homme réfléchit avec des idées généreuses, plus il tourne la visse qui produit le malheur de tous. Il croit qu'il peut substituer son propre projet de croissance mondiale à une loi plus forte que lui et qui lui revient à la figure sous forme de catastrophes successives. Plus il violente cette loi, plus elle s'exerce. La croissance mondiale produit des catastrophes mondiales.

L'écologie n'est pas une morale ou une politique : c'est une science. Elle ne peut disqualifier la morale de l'homme ni son désir de dévéloppement, mais elle l'oblige à tenir compte, dans ses projets, de certaines données naturelles auxquelles il convient de faire des concessions, à l'instar de tant de peuples qui consentaient à ménager les dieux et à s'épargner leur courroux en détruisant sous forme d'offrandes une part de leur richesse. La redistribution des richesses, si elle est moralement préférable à l'accaparement, ne suffit pas faire dépense car elle ne peut pas prendre le sens d'un sacrifice. La dilapidation collective d'une part des biens produits est une nécessité qui procure aux hommes la joie et la jouissance sans lesquelles la vie cesse de briller sur terre.

La croissance mondiale est un projet humain dont la logique ne peut pas prendre la place d'une loi plus fondamentale. Cette logique semble, certes, s'imposer à tous aujourd'hui. La Chine, par exemple, est un monstre de croissance, avec lequel d'autres pays tentent de rivaliser, tous soumis à la logique de la puissance économique. Cette logique ouvre sur une mécanisation de la vie pour mieux produire, sur une consommation triste et utilitaire pour mieux vendre et sur une capitalisation des richesses acquises. Chaque homme, alors, se trouve subordonné à cette logique et perd la liberté d'être lui-même et d'en jouir. "Dans cette subordination à la croissance, écrit Bataille, l'être donné perd son autonomie, il se subordonne à ce qu'il sera dans l'avenir". Seulement, cette subordination générale à une logique humaine est l'exact contraire de l'obéissance à une loi naturelle. Celle-ci enjoint à chaque homme, si pauvre et dénué qu'il soit, de gaspiller au risque d'en mourir. Car, selon la nature, ni la mort, ni la pauvreté ne sont des maux. Le scandale du mendiant qui dépense les quelques pièces qu'on lui a données pour acheter une bouteille d'alcool plutôt que de se nourrir peut, à petite échelle, nous faire réfléchir. Nous ne pouvons pas lui donner raison, mais, au-delà de toute raison, n'obéit-il pas, lui qui ne réfléchit pas, à une loi de la vie à laquelle nous ne pouvons que faire des concessions ? Son comportement ressemble pleinement aux phénomènes cosmologiques que nous décrit l'astrophysique : les étoiles explosent sans avoir jamais économisé leur énergie. Dès lors que nos projets intelligents et conscients, parfaitement programmés, prétendent heurter de front cette loi, l'issue est peu douteuse : l'homme n'est pas le maître de la terre, et il n'en est pas la finalité.

C'est à ce point de la réflexion que la question du sens de la mort trouve à s'éclairer. Ces personnes humaines dont ces temps-ci on comptabilise le décès, n'est-ce pas, pour chaque pays, une dépense involontaire par laquelle, bien malgré eux, ils se trouvent forcés de se soumettre à la loi de la perte absurde et inutile ? Les guerres mondiales ont été, aux yeux de l'économie générale, le sacrifice involontaire de millions de vies, le gaspillage des hommes robustes de chaque nation qui prouvent combien des sociétés qui visent l'accumalation et la croissance sont contraintes, par une loi qui les dépasse, à consentir des pertes involontaires et à se soumettre, en de terribles crises, à la loi qu'elles ont niée de toutes leurs forces. Derrière tout projet humain, il y a une autre fin qui se réalise : celle de la consumation. Lorsque les sociétés ne veulent plus lâcher une part mesurée de leurs biens, la loi inflexible y produit des crises où elles sont forcées de perdre, en catastrophe, une part bien plus grande de biens et de vies humaines. La mort de masse, qu'elle se produise par la guerre ou la maladie, prend donc le sens du rétablissement d'une loi naturelle : celle de la dépense nécessaire d'une partie de l'énergie vitale. C'est pourquoi Bataille parle du "luxe de la mort" : la mort est un luxe dans la mesure où les vies sacrifiées perdent l'utilité qu'elles auraient pu avoir. Les mécanismes sociaux et politiques qui produisent les conflits mondiaux, les mécanismes biologiques qui produisent les grandes épidémies sont les moyens seconds qui trouvent leur impulsion première dans une loi fondamentale interne à tout développement humain : il n'y a pas de développement tenable sans le sacrifice d'une part. Nous allons voir pourquoi Bataille appelle celle-ci : la part maudite.

Mais auparavant, il faut bien rappeler qu'il ne s'agit pas là d'une loi métaphysique, mais d'une loi écologique et cosmique, qu'on doit intégrer à l'étude des systèmes naturels sur terre et dans l'univers. L'être humain n'est jamais affranchi des lois cosmiques. Et Bataille de demander : "n'y a-t-il pas dans l'ensemble du développement industriel, des conflits sociaux et des guerres planétaires, dans l'oeuvre globale des hommes en un mot, des causes et des effets qui n'apparaîtront qu'à la condition d'étudier les données générale de l'économie ?". Pas de l'économie anthropocentrée bien sûr (ce qu'on appelle habituellement l'économie, l'économie des économistes), mais de l'économie générale (ou écologie). Cette dernière consiste justement à resituer toutes les sciences dans le cadre d'un système cosmique global. La démographie, par exemple, comme étude de la natalité et de la mortalité dans une population, ne se réduit pas à de la biologie : la mortalité ne s'explique pas seulement par l'étude des maladies, celles-ci n'étant que les moyens de produire la mort. L'épidémiologie, dans un sens large, ne saurait se réduire à la virologie mécaniste : elle doit inclure l'étude des fonctions régulatrices des épidémies, et celles-ci s'inscrivent dans des lois démographiques que la démographie strictement statistique, c'est-à-dire après-coup, ne suffit pas à dégager. La démographie, à bien des égards, semble n'en être qu'à sa préhistoire. Elle ne peut pas se contenter d'être une comptabilité des naissances et des morts. Elle doit trouver les lois qui expliquent, dans une population donnée, le sens de la naissance et de la mort. La mort, en général, est une affaire de philosophe, mais la mortalité, dans sa concrétude, qui est l'objet de la démographie, ne peut trouver ses ressorts que dans une écologie holistique, dans une économie générale selon l'expression de Bataille. Il en est de même des sciences humaines. Aucune ne peut suffire à rendre compte des guerres mondiales et des millions de victimes qu'elles ont faites, et ce n'est certainement pas, non plus, l'évolution des idées et des discours qui enclanche de pareils événements (le nationalisme est de l'ordre des représentations, il n'explique pas la guerre, qui est un passage à l'acte) : nous avons besoin, pour en comprendre quelque chose, d'une économie générale de la vie humaine sur la terre. C'est sous la perspective d'un tel questionnement que la mort de masse est susceptible de trouver un sens. Ce sens, c'est celui de la part maudite. Qu'est-ce à dire ?

Ce qui n'a cessé de troubler dans l'oeuvre de Bataille, c'est qu'il mêle l'approche théorique et l'approche existentielle. Le sens de la mort, on vient de le préciser d'un point de vue global, mais il convient également de l'éprouver d'un point de vue personnel. Pouvons-nous offrir notre vie en pure perte et faire de notre mort une offrande : le don de soi à un dieu obscur ? Il existe, certes, des suicides orgiastiques, mais ils sont rares et troublants. Les comportements à risque, sans être des suicides, illustrent autrement l'offrande joyeuse d'une vie pleine de force à la possibilité d'une mort accidentelle, dans l'arène, dans l'élan rapide d'une course, dans l'aveuglement d'un saut. D'autres fois encore, d'un bond, sans trop réfléchir, quelqu'un peut offrir sa propre vie pour en sauver une autre, dans l'héroisme de la guerre (la belle mort chez les Grecs) ou dans la sainteté de la substitution (comme il s'est vu encore il y a quelques jours, en Italie, où le prêtre cède l'appareil respiratoire qui pourrait le sauver à un autre que lui). Dans tous ces cas, la mort est le moment souverain de la vie, son point culminant en même temps que sa fin : c'est au moment où il choisit sa mort que le sujet s'éprouve le plus libre et le plus vivant. Cette mort-là, qui est exubérance de la vie, a effectivement le sens de la "dilapidation luxueuse" de tout ce que le défunt aurait pu vivre encore.

Le plus souvent, toutefois, notre mort s'envisage dans le refus et l'angoisse. Plus encore aujourd'hui qu'autrefois, il semble que consentir à mourir ou à laisser mourir soit difficile. Dans la société capitaliste, la vie est un capital dont on ne veut rien sacrifier avant d'y être acculé : on la veille, on la sauve, on la met à l'abri, et on l'assiste jusqu'à l'extrême du vieillissement. On l'accompagne dans sa diminution et son altération jusqu'au point où, toute volonté épuisée, la personne ne peut même plus vouloir vivre ni vouloir mourir. Lorsque la vie est ainsi mise à l'écart de tous les risques, elle se déroule dans l'angoisse. "L'angoisse a lieu, écrit Bataille, lorsque l'angoissé n'est plus lui-même tendu par le sentiment d'une surabondance". Si bien qu'on en viendrait presque à ne plus perdre la vie : l'arrêt des fonctions organiques se produit, certes, mais ce que la mort prend alors n'est presque plus vivant. C'est une cessation de la vie biologique qui n'est plus tout à fait une mort. Ce que le vieillissement contemporain accentue et rend plus visible qu'avant, c'est une attitude qui a toujours existé dans le rapport de l'homme à sa mort : atténuer la vie pour diminuer la mort. C'est même le ressort de ce qu'on a peut-être tort d'appeler des sagesses philosophiques. Il n'empêche que donner sa vie dans l'offrande et le sacrifice n'est pas l'attitude la plus courante de l'homme. Cela ne signifie pas qu'un élan de cette sorte ne soit pas présent chez chacun de nous : mais, le plus souvent, chacun résiste à ce vertige. Chacun se retient, ce qui nourrit une angoisse ambivalente où se croisent le désir et la peur de mourir. D'ailleurs, ceux qui accompagnent les mourants disent que, même dans les morts le plus lentes, au bout de la vieillesse ou de la maladie, au fond de l'épuisement et au coeur de l'agonie, on repère ce moment où le désir de mourir finit par l'emporter sur les défenses et les terreurs.

Avec son expression de "part maudite", Bataille veut nous dire que l'angoisse qui entoure notre disparition nous empêche de concevoir la mort, la nôtre et celle des autres, comme une offrande, une perte consentie pour que la vie brille davantage et se glorifie dans des formes plus exéburantes. Nous désignons comme maudit ou maléfique tout ce qui va dans le sens d'une valorisation de la mort (de la maladie, de la guerre) parce que nous savons bien, obscurément, en dehors de notre conscience, que la mort est ce qui donne à la vie sa valeur. Cette valeur de la mort est à ce point inavouable qu'elle constitue, lorsqu'on la reconnaît, la part maudite à quoi tout projet humain doit malgré lui consentir. "Le sentiment d'une malédiction, écrit Bataille, est lié à cette double altération du mouvement qu'exige de nous la consumation des richessses. Refus de la guerre sous la forme monstrueuse qu'elle revêt, refus de la dilapidation luxueuse, dont la forme traditionnelle signifie désormais l'injustice. Au moment où le surcroît des richesses est le plus grand qui fut jamais, il achève de prendre à nos yeux le sens qu'il eut toujours en quelque façon de part maudite". Selon une vérité profonde que seuls retrouveront les psychanalystes à partir des voies ouvertes par Freud, l'être moral que nous sommes ne peut donner de la valeur ni à la guerre qui sacrifie des vies, ni à l'injustice qui sacrifie des richesses plutôt que de les donner aux pauvres, ni à la maladie qui accroît la mortalité à l'aveuglette, ni à la mort orgiastique de ceux qui jouent leur vie au petit bonheur la chance. Et pourtant, l'économie générale, ou écologie, qui poursuit ses propres fins à l'arrière des projets humains, exige qu'une part des biens et des vies soit à jamais perdue. Parvenir à le reconnaitre, dans l'angoisse, nous oblige, nous autres hommes, à déclarer cette part maudite. Si nous pouvions la considérer d'une manière non humaine, elle serait plutôt la part la plus glorieuse de l'exubérance vitale sur la terre. Mais, à défaut de pouvoir la dire glorieuse, tout en la jugeant maudite, nous devons la reconnaître nécessaire, l'entourer de la crainte et du respect qu'on doit aux choses sacrées, et lui faire une certaine place, sans quoi elle nous prendra, sous forme de grandes catastrophes, une part encore plus grande que celle que nous aurions pu lui consentir.

Le sens de la mort gît à la croisée de deux mouvements contraires : l'un est porté par notre désir de vivre et de nous développer sans fin, l'autre est exigé par une loi économique de l'énergie vitale, qui exige que tout développement se paie d'une perte glorieuse. Ces deux mouvements donnent, à toute pratique humaine, deux finalités : l'une de réussite, l'autre de faillite. Les sociétés qui sont capables d'intégrer la faillite comme une limite de leur réussite se tiennent dans une mesure décevante pour l'orgeuil humain. Celles qui n'en sont pas capables et se lancent dans une réussite sans réserve sont rattrapées par des crises qui rend la faillite plus catastrophique et plus amère. La mort consentie, dès lors qu'on la risque dans chaque projet de vie, prend le sens d'intensification de la vie. La mort refusée, empêchée par tous les moyens, lorsqu'elle revient malgré tout, prend le sens de la catastrophe.

Ce retournement de l'oeuvre en catastrophe, c'est l'objet de la philosophie tragique, comme on le voit par exemple dans Oedipe. Aujourd'hui, il y a certainement des philosophies qui peuvent nous consoler ou nous apaiser : disons que ce sont les sagesses, stoiciennes ou épicuriennes. Et aussi le trépas, plein d'espérance, de Socrate. Il y a même des croyances religieuses qui peuvent jouer ce rôle. Mais si, au-delà de l'apaisement, nous voulons aussi comprendre notre situation actuelle, c'est dans la philosophie tragique qu'il faut chercher des lumières. Celle-ci n'est pas le propre des Grecs. Les Hébreux, eux aussi, ont eu, sans le théâtre, le sens du tragique, comme le montre, par exemple, le mythe de la tour de Babel, ou tout simplement la chute hors de l'Eden. L'épidémie vécue comme une catastrophe qui fait exploser notre système de santé est le retour tragique d'un projet anthropologique de croissance mondiale, tournée vers la puissance, et qui, par ignorance, par l'erreur incluse dans les savoirs scientifiques anthropocentrés, s'est laissé doublé par une autre finalité, une téléologie non humaine de la consumation, dont le virus est le vecteur, et dont le sens est de rappeler à l'homme qu'il n'est pas, sur terre, la finalité dernière.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les deux médecines

Par JEAN-MARC GHITTI, le 9 avril 2020.

DEUX MEDECINES. Nous voyons clairement se dessiner une médecine officielle et une médecine dissidente. Considérons ici la médecine comme science auxiliaire. Il existe des médecins qui sont experts, aux yeux du politique, et des médecins qui ne le sont pas. Sur quoi repose cette divergence médicale ? Je vois trois critères. Ecartons rapidement les deux premiers. Il y a évidemment une opposition sociologique : les médecins du comité occupent depuis longtemps des postes de pouvoir dans les grandes institutions, en particulier à l'Inserm, alors que les médecins dissidents n'ont pas eu accès à ces postes. Il y a aussi une opposition politique constitutive de la France : un médecin comme Didier Raoult est périphérique, il a tenté de construire une grand centre de recherche à Marseille, ouvert sur la Méditerranée et l'Afrique, tandis que l'Inserm est une institution très centralisée à Paris. La maladie épidémique réveille en quelque sorte une grande maladie politique, qui est le centralisme français, où l'on a horreur des initiatives qui prétendent se développer indépendamment de Paris. Mais c'est sur le troisième critère que je voudrais insister, le critère épistémologique que je suppose être le critère principal, au-delà des personnes. A mon avis, on y retrouve l'opposition entre la rationalité et la science. Il faut bien garder à l'esprit que, une épidémie, on ne sait pas ce que c'est au juste. Ce virus, on ne le connaît pas. On va donc développer des approches différentes. On peut considérer l'épidémie comme un être vivant, un ennemi qui avance et qui affecte les populations, avec une géographie, des foyers et des périphéries, bref une spatialité, et avec une temporalité propre (temps d'incubation, durée de contagion, progression, régression, etc.). C'est ce que fait déjà Thucydide pour le typhus dont il a été le témoin. Dans cette approche épidémiologique, on a surtout besoin de moyens mathématiques, d'instruments de calcul pour cerner et pour prévoir. Mais on peut aussi considérer l'épidémie comme une infection qui se développe dans un corps, qu'il faut repérer à des symptômes et qu'il faut traiter par un médicament. Dans ce cas, la pharmacologie est au centre. Quand un pouvoir politique se trouve devant ces divergences épistémologiques, il prendra ses experts dans la première tendance, parce qu'elle permet de construire une médecine publique. En revanche, lorsqu'une personne se trouve confrontée à une maladie, elle ira vers un médecin de la seconde tendance, car ce qu'elle attend, c'est d'être guérie. Le comité médical, autour de Macron, représente la médecine publique. Il prend soin des populations, il cherche l'immunité de groupe, il a le souci de ne pas faire exploser l'hôpital public. Il ne cherche pas à faire moins de morts, mais à étaler dans le temps les décès et les soins, ce qu'ils appellent "aplatir la courbe". Les experts sont toujours des spécialistes du global. Ils sont les auxiliaires du gouvernement et ils ne peuvent l'être qu'en excluant la singularité. A l'inverse, la médecine véritable est, depuis Hippocrate, une médecine de l'individu, une médecine humaniste qui repose sur le lien de secours entre un patient et son docteur. C'est le sens, en ce moment, de l'opposition entre les experts officiels du comité médical et les médecins praticiens de la médecine, dissidents parce que soucieux des cas singuliers. Si ces deux approches se tiennent toujours à l'écart l'une de l'autre, elles semblent, ces jours-ci, s'affronter, parce que, en situation exceptionnelle, les experts exercent une grande violence sur les médecins de l'art en interdisant certains traitements, en organisant une véritable pénurie de certains médicaments. Ils le font parce qu'ils ont déjà intégré un taux de mortalité nécessaire, selon eux, à l'immunité de groupe. Ils se doivent, par fonction, de rester indifférents aux morts singulières. Pour ceux qui vont mourir, en revanche, sacrifiés sur l'autel de l'immunité de groupe, cette indifférence n'existe pas. Et c'est là que nous comprenons combien nous sommes des sujets politiques, et non pas des citoyens. Foucault a cru pouvoir opposer un vieux pouvoir, reposant sur le droit de mort, à un nouveau pouvoir, qui serait une gestion de la vie. Mais cette opposition n'est pas pertinente. Ce que montre l'épidémie, c'est que le sujet politique reste bien celui que l'on peut sacrifier, que l'on peut envoyer à la guerre comme de la chair à canon ou que l'on peut compter comme le pourcentage sacrifiable pour assurer l'immunité collective. Pour gérer la vie des populations en temps de contagion, il faut se donner le droit de mort sur certains individus. Le comité médical d'experts permet peut-être, d'une manière assez technocratique, d'obtenir le consentement des sujets à leur assujetissement. L'expertise, c'est une manière de faire passer la décision régalienne, dans ce qu'elle a d'énorme. Quel consentement d'ailleurs s'agit-il d'obtenir ? Les gens doivent-ils consentir à être malades chez eux sans le secours d'un médicament qui pourtant existe ? Consentir à s'exposer sans le secours d'un masque ? Consentir à ne pas avoir de diagnostic sur leur mal ? Les gens doivent-ils consentir au deuil de certains proches qu'ils auront perdus, pour partie par l'épidémie aveugle, pour partie par des choix politiques ? A vrai dire, ils y consentiront : le sujet toujours consent.

Freud et la mort massive

Par JEAN-MARC GHITTI, le 12 avril 2020.

Toute mort, quand elle accède à une réalité concrète, situable à un moment du temps et en un lieu de l'espace, prend un visage singulier et elle le tourne vers nous. Ne dit-on pas qu'on l'envisage  ? Ou est-ce elle qui nous dévisage, en ces moments où nous nous sentons soudain regardés par elle  ? Peut-on saisir son regard ou fuit-il, comme dans cette ballade espagnole que Lorca cite1  ?

Si tu es ma belle amie,

Pourquoi ne me regardes-tu pas, dis  ?

Les yeux qui te regardèrent,

A l'ombre je les donnai.

Toute la poésie de Lorca guette ce visage singulier de la mort, qui se révèle et se cache à la fois. Les hommes d'autrefois, nous dit Philippe Ariès, croyaient que la mort s'annonce, qu'elle avertit le vivant, et il cite la formule de Chateaubriand  : «  la mort, si poétique parce qu'elle touche aux choses immortelles, si mystérieuse à cause de son silence, devait avoir mille manière de s'annoncer  »2. Autour de la mort, le temps se trouble, le futur s'anticipe et le vivant scrute des signes annonciateurs, guette le visage de celle qui vient.

Quel est le visage de la mort lorsqu'elle est collective et se produit en masse  ? Dans un texte de 1915 sur la guerre en cours cette année-là, Freud se pose cette question. L'omniprésence de la mort dans les conflits armés, les épidémies, les catastrophes naturelles oblige chacun à penser à sa propre mort. Car, en temps ordinaire, dit Freud, «  personne ne croit au fond à sa propre mort  »3. Mais, quand la mortalité se fait plus pressante, «  la mort ne se laisse plus dénier  ; on est forcé de croire en elle. Les hommes meurent réellement, et non plus isolément mais en nombre, souvent par dizaines de mille en un seul jour  ». C'est alors que chacun peut se sentir cerné et concerné par la mort des autres, qui peut annoncer la sienne propre.

Mais qu'est-ce que l'épidémie d'aujourd'hui a de plus spécifique  ? La mort prendra-t-elle le visage d'un service de réanimation affolé, en l'absence d'un proche pour nous accompagner  ? D'un hôpital où l'on pourra être soigné ou ne pas l'être, nous dit-on. D'une agonie où l'on pourra être transporté par bateau ou par avion militaire, d'après ce qu'on voit. D'un enterrement hâtif, dans un défilé de cercueils comme on l'a vu si vite en Italie, et bientôt à la morgue de Rungis. Avant d'accuser l'incurie des autorités, et elle existe, avant de refaire le monde de demain par la pensée, il nous faut nous confronter à ce qu'a déjà d'insoutenable la situation actuelle. En un sens, rien à craindre  : même un million de morts n'éteindrait pas un pays comme le nôtre, qui continuera, repartira bien sûr dans quelques mois ; 500 000 morts, c'est statistiquement quantité presque négligeable rapporté à la population française. Et si l'on s'en tire avec 30 000 ou 50 000 morts, certains auront vite fait de dire que nous avons eu des craintes excessives  ! Il n'empêche que nous sommes déjà dans l'épreuve de l'insoutenable, à voir les pavillons d'urgence pleins comme des œufs, à constater que les chiffres s'alourdissent jour après jour, à ressentir l'angoisse monter et faire vaciller tout une organisation sociale. Bientôt nous n'aurons plus le cœur de compter les morts. Serons-nous du côté de ceux qui comptabilisent ou serons-nous dans le chiffre ?

L'insoutenable fait le lit des traumatismes de demain. La psychanalyse des traumatismes doit beaucoup à la réflexion de Freud à partir des «  névroses de guerre  ». Le texte fondateur est peut-être Au-delà du principe de plaisir, publié par Freud deux ans après la fin de la Première Guerre mondiale. Il se demande pourquoi, au retour du front, les soldats survivants ne cessent de rêver aux scènes les plus terribles qu'ils ont vécues. «  A la suite, écrit-il, de graves commotions mécaniques, de catastrophes de chemin de fer et d'autres accidents mettant la vie en danger, on voit survenir un état qui a été décrit depuis longtemps et a gardé le nom de névroses traumatiques  »4. Dans le tableau clinique de ces névroses, il y a les rêves répétitifs qui réactualisent les scènes traumatisantes. Pour en rendre compte, Freud est obligé de remanier sa première théorie du rêve qui faisait de celui-ci la réalisation d'un désir. Dès lors qu'un être humain a cru mourir, il en reste une trace psychique qui prend la forme d'une «  compulsion de répétition  »  : le rêveur repasse sans fin en esprit la scène traumatisante et il y trouve à satisfaire une pulsion énigmatique.

Il y aura des névroses de contagion comme il y a eu des névroses de guerre. La contagion a un réseau symptômatologique riche que Freud a évoqué dans un texte de 1926, Inhibition, symptôme et angoisse. Il évoque ce tabou archaïque du toucher, qui fait résonner le souillé et le sacré, et il écrit : « si l'on pose la question de savoir pourquoi l'évitement du toucher, du contact, de la contamination, joue un aussi grand rôle dans la névrose et pourquoi il devient le contenu de systèmes aussi compliqués, on trouve comme réponse que le toucher, le contact corporel, est le but premier de l'investissement d'objet, aussi bien agressif que tendre »5. On imagine les conséquences affectives que produiront demain le confinement d'aujourd'hui et l'exigence de ne pas se toucher, selon que cette exigence aura été respectée ou transgressée. C'est tout le champ de la relation de l'amour et de la mort : « je l'ai contaminé » ou « j'ai été contaminé », par amour ou par haine, ou « nous avons été séparés pour nous sauver », « c'était une preuve d'amour ou de manque d'amour », etc. Sans parler des actes manqués.

L'épidémie sera vite oubliée, on n'en parlera pas beaucoup car, écrit Freud, «  les malades qui souffrent de névrose traumatique ne s'occupent guère, pendant la veille, du souvenir de leur accident»6. La grippe espagnole, bien que terrible, a peu marqué la mémoire et l'histoire. Ma grand-mère ne parlait pas de cette épidémie, jamais  ; et mon grand-père, capturé pendant la guerre et détenu dans un camp de prisonniers en Serbie, ne parlait pas non plus de sa frayeur et de sa captivité. Refoulée, la mémoire italienne de l'un comme de l'autre, ne pouvaient revenir qu'en rêve, mais on ne racontaient pas ses rêves en ce temps-là comme on les raconte aujourd'hui.

Les thérapeutes de demain entendront de nombreux rêves issus du temps du confinement. Si l'on suit les hypothèses de Freud, le risque de mort ne va pas sans une certaine jouissance, qui expliquerait pourquoi on se plaît à en rêver. «  La vie s'appauvrit, écrit-il, elle perd son intérêt, dès l'instant où dans les jeux de la vie il n'est pas possible de risquer la mise suprême, c'est-à-dire la vie elle-même  ». Cette intensification de la vie que produisent les périodes de crise où la mort rôde inspire à Freud cette phrase  : «  la vie, certes, est redevenue intéressante, elle a retrouvé tout son contenu  ». Il le dit à propos de la guerre, mais on pourra le dire à propos de cette épidémie. Ceux qui en rêveront auront la nostalgie de cette intensité-là, de ce moment suspendu où l'on ne savait pas qui était malade et qui ne l'était pas, où l'on pouvait respirer un virus mortel par une goutte de salive perdue, où l'on ne savait pas si l'on serait demain du côté de ceux qui comptent ou dans le chiffre qu'ils comptent. Les gestes insignifiants prenaient soudain un intérêt vital, comme d'ouvrir une porte par la poignée ou toucher son visage de la main. Il est évident que cette jouissance de la vie exposée à la mort est inavouable. C'est pour cela qu'elle ne pourra revenir qu'en rêve, affectée par l'angoisse des cauchemars pour mieux cacher le plaisir qu'on y prendra.

Comme sera inavouable, d'ailleurs, ce temps arrêté du confinement et le bonheur qu'il nous donnait de pouvoir cesser de vivre. «  L'appareil psychique a une tendance à maintenir aussi bas que possible la quantité d'excitation présente en lui  », note Freud dans son texte de 1920. Et c'est ce qui le met sur la voie d'une pulsion de mort, inverse à la libido et à l'action, et qui pousserait tout organisme à chercher la détente, à esquiver l'excitation, à suspendre toutes les fonctions vitales. Ce qu'il y a de pire, dans le traumatisme, c'est la jouissance qui s'y attache. Pourtant c'est elle qui fait qu'on continue d'en rêver. Aussi, ceux qui rêveront du confinement dénieront la satisfaction qu'ils éprouvèrent à l'idée que tout s'arrête  : le travail, les sorties, l'économie du pays, l'énergie vitale du corps même, ralentie, presque éteinte dans une longue léthargie.

L'histoire viendra très vite imposer son récit officiel, sa narration cursive et figée, ses jugements de valeur. Il n'y aura place que pour ces propos généraux et vagues dont on habille les événements devenus historiques. Mais c'est dans le cœur singulier de l'événement en cours, tel que nous le ressentons ces jours-ci, que nous aurons aperçu un certain visage de notre mort, que nous l'aurons envisagée. Et nous n'oserons plus croire alors que ce visage souriait doucement, comme une tendre invitation qu'aucune histoire ne retiendra. On aura arrêter le compte des morts, on ne retiendra que le malheur. Mais la nuit, dans le silence, dans le secret de l'inavouable, certains reverront le sourire que pouvait avoir peut-être la grippe espagnole elle-même, lorsque mes arrière-grands-parents y reconnurent l'annonce de leur décès prématuré, dans un village frioulan.

Ô belle mort quand nous unit la nuit

Je vois tes yeux qui a mes yeux ressemblent

Et plus qu'à moi comme le cœur te tremble

Quand nous dormons toutes les deux ensemble7

 

1 LORCA FEDERICO GARCIA, Théorie et jeu du duende, conférence de 1930 à Cuba

2 ARIES PHILIPPE, L'homme devant la mort, Seuil, Paris, 1977, p.15

3 FREUD SIGMUND, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, deuxième partie

4 FREUD SIGMUND, Au-delà du principe de plaisir, II

5FREUD SIGMUND, Inhibition, symptôme et angoisse, PUF, quadrige, 2002, p. 37

6ID, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort, deuxième partie

7 ARAGON LOUIS, Les adieux, Babelio, 1982, J'ai mis la main dans la main de la mort

Quelle politique de la mort ?

Par JEAN-MARC GHITTI, le 16 avril 2020.

QUELLE POLITIQUE DE LA MORT ? Une chose frappe dans le traitement médiatique de l'épidémie, c'est que, contrairement à ce qu'on a vu en Italie par exemple, des morts français, dont on connaît à peu près le nombre, on ne veut rien voir. A Bergame, notamment, on voyait ce long alignement de cercueils, ces églises vides mais signifiantes  : l'Italie a vécu dans le drame ces morts massives, ce débordement des pompes funèbres. Ce débordement y étant pourtant le même, la France a vécu dans le silence ces morgues improvisées, ces accumulations d'enterrements. Différence culturelle  ? Régis Debray écrit quelque part  : «  la mort physique n'est qu'un matériau brut, qu'il convient au groupe d'élaborer en instrument de production politique (…) Une société ne peut pas laisser mourir ses morts, sans courir au désordre, et finalement à sa perte  ; mais la résurrection symbolique ne se fait pas toute seule  »1. De quel traitement symbolique les morts de l'épidémie sont-ils l'objet  ? Le comptage et le silence peuvent-il suffire à contenir le désordre que provoque nécessairement les morts massives  ? Comment celles-ci pourraient-elles participer à la production politique d'un nouvel ordre social  ? Chaque famille touchée vit dans son coin son deuil parfois compliqué par les obstacles pour accompagner les mourants et les difficultés de l'inhumation. Mais la France, en tout cas pour le moment, ne semble pas vouloir élaborer un deuil collectif. On préfère parler de déconfinement, faire des hypothèses sur le futur, évoquer des remaniements politiciens, alors que chaque jour l'hécatombe se poursuit. Le pays esquive le présent du deuil, comme s'il y avait, selon l'expression de Debray, «  des morts qui se perdent  ». Or, la fonction funéraire ne concerne pas que les familles  : elle concerne aussi une nation digne de ce nom dès lors que les décès se comptent par milliers. Elle la concerne parce que l'hécatombe est un principe de désorganisation mais peut aussi devenir un facteur d'organisation symbolique, une épreuve traversée ensemble, dès lors que les morts reçoivent un sens collectif. «  La mort revivifie, par agglomération des survivants  », écrit Debray  : elle refonde la communauté politique sur la perte d'une part d'elle-même. Mais, effectivement, ça ne se fait pas tout seul. C'est l'une des questions qui se posent aujourd'hui, semble-t-il  : le pays saura-t-il inscrire ces morts du coronavirus dans sa mémoire nationale, dans son système symbolique, dans son réseau de commémoration  ? La fonction funéraire devrait être le cœur, aujourd'hui, de la fonction politique. A défaut de ce traitement symbolique, il y a fort à parier que l'épidémie ne devienne un facteur de désordre et de désorganisation, un affaiblissement durable de la nation.

1 DEBRAY REGIS, Critique de la raison politique, Tel, Gallimard, 1981, p. 377

La médecine libérale après le covid.

Par JEAN-MARC GHITTI, le 3 novembre 2021.

Présence Philosophique au Puy
Le séminaire de Problèmes et Penseurs du Présent

Compte-rendu de la séance du 11 octobre 2021

  Pour la reprise, après la longue interruption due au Covid, de notre séminaire s’intitulant « Problèmes et Penseurs du Présent », il n’a pas été difficile d’identifier le problème le plus actuel s’imposant à nous : celui de la santé et de la médecine. Quant au penseur le plus propre à nous servir de guide, il était également facile de le repérer : Michel Foucault, en effet, semble avoir déjà pensé, il y a quarante ans, ce qui est devenu très visible aujourd’hui, à savoir que la santé et la médecine sont désormais des enjeux politiques qui passent au premier plan. Les analyses du biopouvoir par Foucault semblent être encore plus actuelles qu’elles ne l’étaient à l’époque !
Nous avons commencé par rappeler les trois figures du pouvoir discernées par Foucault :
1) Le pouvoir politique traditionnel qui repose sur un principe de souveraineté autour duquel s’organise le droit positif et la justice pénale.
2) Le pouvoir disciplinaire qui se met en place, en exception juridique, dans des institutions comme l’asile, la prison, l’école, et qui assujettit les corps et les comportements.
3) Le pouvoir de contrôle qui, lui, ne s’applique pas aux personnes mais aux populations. Il repose principalement sur de la statistique, des mesures quantitatives.
Le pouvoir traditionnel se met en place avec les temps modernes, le pouvoir disciplinaire se construit par la psychiatrie au début du dix-neuvième siècle et le troisième s’élabore dans les politiques d’hygiène et de santé publique dans le courant du dix-neuvième siècle. Pour nous, ce sont donc des formes anciennes mais toujours efficientes du pouvoir.
A partir de ce rappel, nous nous sommes demandés comment ces pouvoirs se sont déployés durant la période du covid.
Le pouvoir traditionnel a été bien visible puisque la politique de lutte contre l’épidémie a été mise en œuvre au niveau le plus haut de l’État (conseil de défense présidé par le Président de la République) et il a pris la forme de lois aussi contraignantes que le confinement. Toutefois, on peut également remarquer que, dans un régime qui se veut libéral comme le nôtre et qui repose sur la maxime que « bien gouverner, c’est gouverner moins », l’État a éprouvé une gêne et une retenue à l’égard d’une politique de contrainte. Il n’est pas allé jusqu’à décréter l’obligation vaccinale et il semble avoir voulu conduire les citoyens à se surveiller entre eux, en demandant par exemple aux commerçants de contrôler eux-mêmes les passes sanitaires de la clientèle.
Le pouvoir disciplinaire est désormais faible dans nos sociétés suite à sa critique forte dans les années 60-70 par le mouvement de l’antipsychiatrie et par le renouvellement des méthodes pédagogiques. Cette promotion du soin ambulatoire est d’ailleurs, en partie, à l’origine du manque de lits dans les institutions hospitalières qui s’est cruellement révélée ces deux dernières années. Le vaccin est certes un pouvoir sur les corps, mais il n’a pas été imposé sous contrainte.
En revanche, le pouvoir de contrôle est passé au premier plan et a été renforcé par l’épidémie. C’est d’ailleurs tout à fait compréhensible car ce pouvoir, conçu en période de contagion et pour répondre à ces situations là, repose sur l’idée qu’il s’agit de lutter non seulement contre la maladie d’un corps mais surtout contre la maladie d’une population où les individus se transemttent entre eux l’infection. On a vu venir sous les projecteurs de la société du spectacle des médecins statisticiens qui nous ont parlé de courbes, de pics, d’immunité collective, etc. Tous ces concepts sont ceux d’une médecine publique de masse qui n’avait encore jamais été autant mise en plein jour. Il s’en est suivie une politique de contrôle de la vaccination de la population.
A partir de ce premier constat, purement descritptif et sans jugement, nous avons pu tirer deux conclusions.
La première philosophique : il semble que Foucault ait un peu trop distingué ces trois pouvoirs, alors qu’en réalité ils coexistent et s’accentuent différemment selon les circonstances.
La deuxième médicale : la médecine traditionnelle, qu’on peut qualifier de libérale et d’hippocratique, a subi des atteintes qui laissent penser qu’elle est en train d’être remplacée par une autre médecine. Il y a eu des prescriptions interdites, d’autres obligatoires et il est apparu au grand jour que la société demande aujourd’hui aux médecins d’être de simples exécutants d’une politique de santé qu’ils ne déterminent pas. D’autre part, un flou s’est installé autour de la télémédecine qui s’est trouvée encouragée au plus fort de l’épidémie puis découragée ensuite, par un mouvement de retour en arrière. 
Nous avons tenté de comprendre ce processus de déclin de la médecine libérale qui repose sur une relation choisie et de confiance entre un médecin et son patient.
1) Le tiers payeur des soins, à savoir la sécurité sociale et l’État qui l’organise, apporte un jugement normatif sur le soin : payer, c’est s’en mêler.
2) La relation de soin, comme la plupart des autres relations sociales librement choisies, passe sous le contrôle d’un tiers, l’État, qui vient en surveiller sa conformité au bien et au bon.
3) La liberté, qui s’entend dans la notion même de « libéral », n’est plus reconnue comme une valeur ultime, et on lui préfère des valeurs comme celles de « socialement acceptable » et de « socialement contrôlable ».
On a rapproché ce problème d’autres qui semblent pouvoir se poser dans les mêmes termes : celui sur la psychanalyse il y a une dizaine d’années, celui sur la confession religieuse aujourd’hui, celui sur la judiciarisation des relations familiales par le divorce, etc.
Sans même contester les intentions bonnes et irréprochables des politiques publiques en ces matières, on peut s’interroger sur la dénaturation des relations humaines dès lors qu’elles sont soumises en permanence au contrôle judiciaire et étatique.
La question a été soulevée de la responsabilité pénale des ministres qui doivent eux aussi rendre des comptes au juge dans l’exercice de leur responsabilité.
La question a été soulevée de l’inconscient des sociétés qui, sous couvert de garantir le bien contre toute déviance, produirait une forme de sadisme dont les personnes seraient les victimes, selon le retournement qu’étudie Lacan dans son texte : Kant avec Sade.
Il a également été demandé si le mieux n’est pas l’ennemi du bien, toujours, et si, à vouloir trop garantir les relations humaines, on n’en vient pas à en altérer gravement la valeur.
L’un de nous à parler de la nécessité de rechercher un équilibre plutôt qu’un toujours mieux.
Un autre a souligné que les récents évéments avaient montré combien il est désormais facile, pour tout pouvoir, de conditionner l’opinion et de produire les comportements attendus.
Un autre encore a insisté sur notre rapport à la mort et au risque que tout vivant court à chaque instant de disparaître : est-ce que le covid n’a pas révélé l’angoisse toujours plus grande du sujet contemporain à l’égard de la mort ?
Plusieurs ont indiqué que l’informatique pourrait nous aider à mieux gérer la complexité des sociétés d’aujourd’hui et à libérer l’espace de relations humaines libres et riches, au lieu de servir à un meilleur contrôle des populations.  
Enfin, nous avons voulu replacer toute cette réflexion dans le cadre plus général des évolutions qui ont lieu depuis une cinquantaine d’années : nous sommes entrés dans des sociétés de plus en plus fonctionnalistes qui rejettent la réflexion théorique, l’interrogation sur le sens (bref la philosophie) et lui préfèrent l’adaption de l’individu au système par l’éducation et la pression sociale.
Nous avons également amorcé une réflexion sur la manière dont ces évolutions sont mises en œuvre en contexte local.
Nous avons fini par renvoyer à deux écrits issus des membres de notre propre groupe :
Puypsy 2000-20, du docteur William Théaux.
Puyphi, de Jean-Marc Ghitti
Ces deux écrits sont disponibles pour ceux qui manifesteraient auprès de nous le désir de les lire.

 

De la science à la jouissance

Par JEAN-MARC GHITTI, le 8 novembre 2021.

 

Dans Au risque de la topologie et de la poésie, Elargir la psychanalyse, Toulouse, Erès, 2018, Michel Bousseyroux montre bien comment le dernier Lacan s’est mis en quête du réel, par delà l’imaginaire et le symbolique. Il a cru que le réel s’écrit ou se figure, à défaut de pouvoir se dire. Il a surtout cru en la voie mathématique pour accéder au réel. En cela, Lacan est dans la droite ligne de Galilée qui a pensé, à l’aube des temps modernes, que « la nature est un livre écrit en langage mathématique ».
Lacan tout comme Freud a voulu faire de la psychanalyse une sorte de science. Freud, qu’on accuse souvent de « scientisme », prenait la biologie comme science de référence. Sa conception de la pulsion et de la libido est quasi physiologique. Pour lui, les phénomènes nerveux restent l’infrastructure de la vie psychique. Lacan, lui, prend les mathématiques comme science de référence. Les mathématiques sont l’autre versant des sciences modernes, qui sont à la fois expérimentales et déductives. Lacan s’inscrit autant que Freud dans une conception scientifique du réel. Il croit que le réel se mathématise.
Bousseyroux montre bien une rupture, chez le dernier Lacan, qui le conduit à passer d’une mathématique qui formalise le réel par des rapports et s’exprime par des lettres à une géométrie des rubans. Collant de près à la mathématique de son époque, Lacan s’intéresse à la topologie. Celle-ci est une orientation de la géométrie du dix-neuvième siècle qui étudie le continu dont aucun nombre ne peut rendre compte. Les nœuds boroméens relèvent de la géométrie et semble dépasser, pour Lacan, l’écriture des lettres et des mathèmes.
Bousseyroux suit Lacan dans sa quête du réel, qui prendrait trois formes, chacune reposant sur une découverte mathématique. Le principe d’incomplétude de Gödel pose que le réel n’est pas totalisable : il n’y a pas de tout, il y a du pas-tout. Le principe de continuité de Cantor pose que le réel n’est jamais dénombrable, puisqu’il est continu et que les nombres sont discontinus. Le réel ne se compte pas. C’est à partir de là que Lacan en vient à donner la priorité au géométrique sur le numérique. En géométrie l’espace se montre. Il se montre avec des rubans, des boucles, des nœuds. Mais cet espace réel ne peut ni s’exprimer avec du langage, ni s’exprimer avec des fonctions ou des mathèmes.
Par une sorte de conception géométrique de l’inconscient, Lacan en vient, selon Bousseyroux, a repenser la cure : en tant qu’elle vise à rendre le sujet au réel, elle doit expulser l’interprétation. Rien ne doit s’interpréter de l’inconscient, ni les rêves, ni les symptômes. Bousseyroux va même à parler d’un inconscient réel, qui serait asémantique, non symbolisable, hors sens. « Avec le nouage borroméen R.S.I., le réel est défini comme l’expulsé du sens, l’aversion du sens » (Bousseyroux, p. 387). Si bien que la fin de la cure serait une sorte de réveil : il n’y a rien à interpréter dans l’inconscient, il n’y a aucun sens à y chercher. On aimerait que Bousseyroux aille jusqu’à dire, mais il ne le dit pas si j’ai bien compris, que Lacan, de même qu’il subvertit la linguistique en linguisterie, subvertit pareillement la topologie des mathématiciens en jeu borroméen.
La question que, pour ma part, je me pose porte sur la jouissance du vieux Lacan : quelle jouissance éprouvait-il à nouer ses bouts de ficelle ? Là où le sens se troue et fait faillite, il ne reste, certes, que de la jouissance. « Jouissance opaque d’exclure le sens », comme écrit le psychanalyste dans Joyce le symptôme. Lalangue, c’est de la jouissance, et c’est en cela que Lacan devient, comme il dit, « post-joycien ». Mais la jouissance n’est toute dans la langue : elle est aussi dans le jeu avec les nombres et les figures, dans le jeu avec ce qui s’attrape et échappe dans l’espace. La jouissance borroméenne est d’une sorte particulière. Faite de glissement, de transformation et de déformation permanente, elle est étrangement coulante, coulissante, liquide. Est-ce qu’elle vient résoudre enfin, et dissoudre, l’ambition scientifico-mathématique de la psychanalyse ? Et comment alors la psychanalyse en ressort-elle, passant de la science à la jouissance ?
Elle en sort lacanienne, en tout cas, la psychanalyse de l’école de Paris, celle qui s’est répandue, à juste titre, partout dans le monde. Mais des psychanalyses, il y en a d’autres (il y en a notamment de grandes en Suisse, avec Jung, avec Binswanger, il y a aussi l’anglaise, l’américaine, et plein d’autres) ! D’autres qui ne sont pas totalement engagées dans l’hors sens de la jouissance. Il y a bien de la psychanalyse, certes, dans l’école de Paris, mais la psychanalyse n’y est pas toute, pour parler comme le maître.
   ???????